Taux d’intérêts et décisions d’investissement

Philippe Giraudon
CIIA, Conseil en finance d’entreprise et finance patrimoniale
Intervenant EFE sur les formations Les fondamentaux de l’analyse financière – formation 100% à distance du 6 juin ou 19 octobre ou 8 décembre 2023 à distance Évaluer la rentabilité d’un projet d’investissement des 22-23 juin ou 23-24 novembre 2023 à distance, Évaluation financière d’une entreprise  des 21-22 septembre à distance ou 14-15 décembre 2023 à Paris

Rédaction Analyses Experts : Comment considérer l’environnement actuel de baisse de valeur de nombreuses matières premières, et leur impact sur les projets et décisions d’investissement ?

Philippe Giraudon : De nombreuses matières premières voient en effet leur valeur baisser de façon très significative depuis quelques années : seules certaines exceptions semblent subsister, à l’image par exemple des fèves de cacao. L’impact de telles baisses peut certes être considéré comme favorable sur les montants à investir nécessaires et/ou sur les coûts d’exploitation liés aux projets qui utilisent ces ressources. Cependant, la vision d’ensemble et la cohérence indispensables à toute analyse financière, et à toute évaluation de rentabilité d’investissements, obligent à également s’interroger sur ce que ces baisses peuvent révéler, et sur leur impact potentiel sur d’autres paramètres clés, tels que par exemple les comportements des opérateurs des secteurs concernés, les prix de vente, les volumes, voire la structure même de la demande effectifs :

  • quelles informations nous indiquent en effet ces tendances sur les décisions d’investissements des autres opérateurs, industriels ou financiers, dans des secteurs connexes, ou similaires ? une frilosité ? des perspectives de rentabilité réduites, limitées ou incertaines ?
  • les prix de ventes prévus des produits finaux sont-ils, de leur côté, réellement protégés contre une baisse parallèle, ou risquent-ils au contraire de connaître une tendance similaire ?
  • les volumes initialement attendus se matérialiseront-ils effectivement, ou peuvent-ils être significativement limités par des comportements potentiellement plus attentistes et plus opportunistes des prospects et clients ciblés, désireux de profiter de baisses de prix éventuelles ?
  • de surcroît, de telles baisses de valeurs des matières premières peuvent-elles en elles-mêmes modifier la structure de la demande préalablement estimée à travers des études de marché ? Cette demande risque-t-elle notamment de s’orienter vers des produits aux caractéristiques différentes de celles définies par le projet ? À titre d’exemple :

. vers des produits contenant davantage de fonctions pour un prix équivalent,

. vers des produits de catégorie supérieure pour un prix in fine légèrement plus élevé,

. ou alternativement vers des produits de gamme inférieure intéressant davantage d’acheteurs (entreprises comme personnes physiques) aux moyens financiers affectés par un contexte baissier,

. voire vers une combinaison de ces trois types de scénarios (aux proportions à estimer et/ou à mesurer) ?

Rédaction Analyses Experts : Quel est l’impact de l’environnement de baisse des taux d’intérêts, pour certains négatifs, sur l’analyse, l’évaluation et la sélection des investissements ?

Philippe Giraudon : La valeur totale des dettes publiques (émises par les Etats) pour lesquelles les investisseurs réalisent un taux de rendement (Taux de Rendement Interne [TRI] ou Taux de Rendement Actuariel) négatif continue d’augmenter, désormais à un niveau supérieur à 5 billions de $US, c’est-à-dire à 5 000 de milliards de dollars. A titre d’illustration frappante, le taux d’emprunt moyen de l’Allemagne sur la totalité de sa dette atteint un niveau négatif. Situation décrivant une relation relativement « particulière » d’un point de vue à la fois conceptuel et concret : ce sont autant de fonds placés par des investisseurs qui, en termes économiques, « paient » pour prêter leurs capitaux, alors que la définition même d’un investissement est en principe de « réaliser une dépense en vue d’une rentabilité future ».

Diverses raisons spécifiques, apparemment non directement liées aux fondamentaux des États concernés, peuvent, selon les économistes, l’expliquer : diminution mécanique des volumes d’obligations émis par des États parmi les mieux notés disponibles (dont le nombre diminue), accentuée par les politiques accommodantes des principales banques centrales (qui consistent à acheter massivement ces types d’actifs financiers), en regard des larges volumes de liquidités disponibles ; obligations d’un certain nombre de gérants de fonds d’investir des proportions définies de leurs capitaux dans des obligations considérées comme les moins risquées (que d’autres gérants recherchent également, avec un effet de hausse de leur prix et de baisse du rendement réalisé sur ces investissements financiers) ; obligation fréquente des gérants d’investir leurs fonds sous gestion, alternativement à conserver de la trésorerie (que faire alors lorsqu’il est difficile d’identifier des opportunités permettant d’investir l’intégralité des actifs sous gestion en ligne avec les critères prédéfinis ? et si l’on gagne en réalité davantage [ou l’on « perd en réalité moins »] à conserver du cash plutôt que l’investir dans des opportunités à rendements négatifs dans les conditions de marché du moment ?), etc.

Cela veut-il dire, pour autant, que les fondamentaux liés à un investissement dans des obligations d’État ont changé de façon aussi significative, notamment en termes de perspectives de remboursement effective des prêts réalisés, et d’exposition au risque ? Est-ce que leur risque a réellement diminué, comme pourraient apparemment le suggérer ces baisses de taux, de surcroît en territoire négatif, alors que plusieurs indicateurs clefs montrent que les niveaux d’endettement des États (par exemple en valeur et en pourcentage du Produit Intérieur Brut) continuent à augmenter à des vitesses soutenues, dans un contexte de fondamentaux économiques relativement fragiles (illustrés par des niveaux de croissance faibles et à l’orientation incertaine, des capacités à financer des systèmes de retraites existants non démontrées, etc. ) ?

Les baisses des taux appliqués par les banques centrales aux dépôts réalisés par les banques (jusqu’à des niveaux également négatifs comme par exemple pour la Banque Centrale Européenne, et les banques centrales du Danemark, de la Suède et de la Suisse), en parallèle des faibles taux d’intérêts des obligations à 10 ans de nombreux grands pays, donnent l’impression, mécanique, de diminuer de façon concomitante, les taux d’intérêts attendus par les apporteurs de capitaux sur des projets d’investissement réels d’entreprises : les fondamentaux en termes de croissance, de rentabilité et de risques attendus de ces investissements opérationnels sont-ils pour autant modifiés en tant que tel ? Si tel n’est pas le cas, est-il cohérent d’appliquer, en actualisant les flux futurs attendus correspondants, des taux significativement plus faibles, « du fait des taux bas observés sur les marchés », qui donnent alors l’apparence simple (et peut-être pratique ?) d’augmenter la valeur intrinsèque des projets en eux-mêmes ?

Ces observations mènent à une question fondamentale et essentielle, dont tout investisseur, industriel et/ou financier ne peut faire l’économie : doit-on systématiquement, mécaniquement, et de façon totalement fidèle, appliquer et suivre les paramètres induits par les mécanismes de marché ? En d’autres termes, à titre d’exemple, la Valeur Actuelle Nette (VAN) d’un projet industriel, indicateur usuel de la création de valeur estimée d’un investissement, varie-t-elle, en elle-même, réellement de plusieurs dizaines de pourcents, voire d’environ 50% en unités monétaires (selon l’échéancier des flux de trésorerie attendus) lorsque les taux varient de 1%, 2% voire de 3% sur le marché ? Le TRI d’un investissement industriel peut-il, dans les faits, légitimement être comparé un coût moyen du capital dont le niveau peut continuer à diminuer chaque jour avec les afflux de liquidités, les politiques d’assouplissement monétaire, les difficultés apparentes pour les investisseurs de trouver des opportunités attrayantes, etc. ? Certaines équipes d’analystes et d’experts financiers reconnus et suivis tentent d’adapter leur utilisation des outils disponibles à travers par exemple des taux de référence « synthétiques », créés notamment à partir d’un ensemble de données de marché observées (par exemple à l’échelle de la zone euro) et/ou retraités de variations considérées comme « anormales ». L’esprit de ces types d’approches consiste, à ce stade, à essayer notamment d’utiliser des taux d’actualisation reflétant davantage les caractéristiques particulières des projets concernés plutôt qu’une situation globale de marché (impactée par de nombreux paramètres entrelacés) avec laquelle le projet a un lien potentiellement ténu.

Rédaction Analyses Experts : Quelles meilleures pratiques pour bien estimer la rentabilité effective d’un projet d’investissement et pour optimiser sa structuration ?

Philippe Giraudon : Une approche segmentant volontairement plusieurs dimensions peut se révéler extrêmement utile : en se concentrant en premier lieu, et surtout, sur la dimension opérationnelle de ces projets, puis en intégrant en second lieu l’impact des conditions de financement particulières observées sur le marché, et enfin, en intégrant, l’impact de la structuration fiscale la plus appropriée, le cas échéant. Si la dimension opérationnelle ne peut certes pas être décorrélée de la dimension financière lors de l’évaluation d’un investissement, n’est-il cependant pas délicat d’analyser ce même investissement en mélangeant ses caractéristiques opérationnelles propres avec une anomalie potentielle liée à des sources de financement anormalement peu coûteuses ? N’est-il pas gênant, en utilisant un bon sens indispensable à toute décision financière, de voir la valeur d’une projet donné augmenter, dans un contexte dans lequel les niveaux de croissance diminuent et les sources de risques (économique, financier, géopolitique, de modèle économique, etc.) augmentent, ceci pour des raisons surtout liées à un financement moins onéreux ? Cette hausse de valeur ne peut-elle pas être directement, voire exclusivement liée, en tant que telle, à la baisse du coût des ressources, ce qui peut in fine mener à conclure que ce n’est pas le fait d’investir dans le projet concerné qui crée de la valeur, ou davantage de valeur, mais le fait de se financer à un coût réduit, ou à un moindre coût ?

En parallèle, des approches de type probabiliste, focalisées sur les différents scénarios envisageables de plusieurs paramètres centraux des projets peuvent efficacement aider à observer et comprendre comment se comportent le taux de rendement et la valeur attendus d’un investissement, ainsi qu’à structurer celui-ci afin d’essayer d’optimiser ses perspectives dans un certain nombre de contingences futures. Des disciplines à l’image de la « systems dynamics » (étude et analyse de la dynamique des systèmes) forcent également à réfléchir sur l’intégralité des impacts possibles des changement d’un paramètre sur d’autres paramètres, et sur les résultats finaux en les modélisant le plus précisément possible. Les approches liées aux options réelles imposent par ailleurs de toujours se demander quelles sont toutes les opportunités et tous les choix dont les industriels, notamment, disposent à chaque instant face à l’intégralité des nouvelles informations disponibles sur le marché, en les forçant par exemple à remettre en question et à adapter, de façon permanente, les positions prises, ainsi qu’à prendre la mesure de la réelle valeur de cette flexibilité dont ils disposent.