Évaluation financière d’une entreprise

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Interview de Philippe GIRAUDON,

CIIA, Conseil en finance d’entreprise et finance patrimoniale

La Rédaction Analyses Experts : L’évaluation financière d’une entreprise paraît être un « exercice théorique » face aux nombreuses et significatives fluctuations de valorisations observées dans le contexte économique et financier actuel ?

Philippe Giraudon : Certes, les référentiels relatifs à l’évaluation des entreprises et des institutions financières (notamment des établissements bancaires) semblent particulièrement fluctuants, avec des niveaux de valorisations oscillant de façon significative notamment face à l’évolution de paramètres clefs dont notamment l’inflation, les taux directeurs des banques centrales, les contraintes notamment d’approvisionnement liées au conflit en Ukraine, et les difficultés de recrutement dans un certain nombre de secteurs. Parmi les acteurs industriels pour lesquels on peut également observer ces fluctuations, les géants du numérique Gafam (Google [Alphabet], Amazon, Facebook [Meta], Apple et Microsoft) peuvent régulièrement connaître des turbulences de leur valeur en bourse.

En parallèle, les paramètres clefs des méthodes d’évaluation peuvent apparemment être remis en question ; les taux des emprunts d’Etats, pris notamment comme référence dans les méthodes utilisant entre autres une estimation de taux d’actualisation, et qui étaient historiquement restés à des niveaux très bas (voire négatifs dans certains cas), ont connu une augmentation très significative. L’ordre de grandeur de la prime de risque de marché des actions utilisé dans les estimations de taux d’actualisation, également fluctuant, a également un impact très significatif sur les résultats des travaux d’évaluation. Par ailleurs, on observe des écarts significatifs entre les taux d’emprunts des Etats, notamment Européens et/ou de la zone euro, en complément d’une variation significative de ces taux dans le temps. Ces éléments rendant les exercices d’évaluation relativement sensibles, notamment au sein des pays/zones géographiques concernées.

En réalité, à travers ces fluctuations significatives des évaluations faites par les marchés sont illustrées des prises de décisions d’investisseurs/d’actionnaires intégrant notamment, parmi leurs critères clefs d’investissement, les indicateurs liés à la performance financière des groupes concernés, et à leurs perspectives. A ce titre, les niveaux de valorisations (illustrés à travers les multiples de valorisation) sont clairement déterminés par des facteurs clefs :

  1. Les perspectives de croissance et de rentabilité économique : plus la croissance et la rentabilité attendue sont fortes, plus les niveaux de valorisations illustrés à travers les multiples sont élevés ; plus elles sont faibles, plus les multiples sont bas. Dans le contexte de croissance économique globalement significativement ralentie, de consommation relativement contenue, de challenges pour les entreprises à piloter leurs coûts, en particulier leurs coûts fixes, leurs coûts énergétiques et leurs coûts d’approvisionnement, les perspectives de croissance et de rentabilité économique réduites par rapport aux prévisions antérieures de nombreuses entreprises (y compris pour les grands acteurs du numérique ayants mis en place des plans sociaux significatifs) peuvent dans une certaine mesure tirer leur valorisation vers le bas.
  1. Le niveau de risque des activités des entreprises – opérationnel, selon notamment la fiabilité des prévisions et la visibilité des résultats, et/ou financier, issu de la structure financière : plus les risques sont élevés, plus les multiples sont bas ; plus les risques sont faibles, plus les multiples sont élevés. La perception des niveaux de risques élevés liés à la fiabilité des prévisions – dans le contexte de relative « instabilité » générale, notamment du fait de l’absence de visibilité des entreprises (par rapport aux fondamentaux économiques tels que l’inflation, le niveau des taux d’intérêts, les cours des matières premières, ainsi qu’aux scénarios d’évolution de la conjoncture, de la situation géopolitique mondiale, des contraintes environnementales et de la réglementation) – peuvent tirer les niveaux de valorisations vers le bas. Les niveaux de structure financière comparativement plus sains des groupes du CAC40 peut cependant protéger les niveaux de leurs valorisations.
  1. Les taux d’intérêts : quand ils sont élevés, les valorisations et les multiples sont en principe tirés vers le bas ; quand ils sont bas, les valorisations et les multiples sont en principe tirés vers le haut. Les hausses de taux des banques centrales ont en principe comme conséquence une correction à la baisse des capitalisations boursières des sociétés cotées.

Cependant, des facteurs déterminants parallèles ont également un impact significatif sur les niveaux de valorisation boursière, à intégrer dans leur utilisation, comme notamment les volumes de trésorerie disponibles pour être investis et les volumes échangés (la liquidité) des titres sur le marché.

En appréhendant ces facteurs clefs déterminant les niveaux de valorisations (illustrés notamment à travers les multiples de valorisation), on voit très clairement que l’élément central est la nécessité absolument incontournable de fiabiliser/être le plus confortable possible avec le socle central de tout travail d’évaluation : l’estimation de prévisions de performances économiques et financières les plus réalistes et atteignables possibles. C’est la raison pour laquelle une partie significative des investisseurs, et c’est notamment le cas pour les capitaux risqueurs intervenant à des stades précoces du développement des entreprises, se concentre sur des sociétés ayant des activités avec le plus de visibilité (les « tickets » d’investissement significatifs en amorçage/capital risque destinés aux sociétés en phase de développement « initial » devenant une « denrée » comparativement plus rare et plus ardue à obtenir).

La Rédaction Analyses Experts : Quels sont les points sur lesquels insister actuellement dans la(les) pratique(s) de l’évaluation ? Quelle difficultés impactent les évaluations et leur traitement ? Les méthodes changent-elles fondamentalement ?

On n’observe pas un changement fondamental des méthodes d’évaluation. L’approche des investisseurs, en particulier dans le non côté, reste d’estimer, de façon la plus confortable possible, un ordre de grandeur d’atterrissage de la rentabilité de leurs investissements selon les différents scénarios envisageables.

Les difficultés très claires, les plus importantes, des travaux d’évaluation sont cependant liées à la réalisation d’une analyse stratégique pertinente et à la « fiabilisation » des hypothèses clefs des prévisions, qui leurs servent notamment de base, à des niveaux réalistes : par exemple des niveaux d’évolution des revenus prévus, des niveaux d’évolution des coûts, en particulier « extérieurs » (par exemple coûts de matières premières, d’énergie, des services extérieurs). Les challenges clefs sont également liés à la bonne estimation du taux d’actualisation appliqué aux prévisions du périmètre spécifique à évaluer, la sensibilité de l’évaluation finale au taux d’actualisation retenu étant très significative, de plusieurs dizaines de % en terme de valeur pour quelques % de variation du taux d’actualisation.

Dans la pratique, les évaluations font de surcroît face à des réalités très contraignantes dans la formation effective de prix, le cas échéant, avec en particulier la question de la capacité des acquéreurs à obtenir le(s) financement(s) souhaités et/ou nécessaire(s) s’ils ne disposent pas ou n’utilisent pas de trésorerie disponible. Question essentielle dans le contexte actuel de contraintes accrues (réelles et/ou affichées) des établissements bancaires. En parallèle, les audits lors d’opérations de fusions-acquisitions sont particulièrement lourds, les temps de décisions sur ces sujets significativement longs – lorsque des décisions sont effectivement prises, les niveaux d’investissements pour des tickets significatifs en phases de créations d’entreprises représentent un challenge. Ces contraintes montrant très bien qu’au-delà des évaluations faites des entreprises, on doit ensuite être capable de les refléter à travers les prix des transactions envisagées.

La Rédaction Analyses Experts : Quelle est l’actualité de l’évaluation d’entreprise ?

L’évaluation d’entreprise et d’activité continue à faire l’objet de recherche/de groupes de travail/commissions ayant notamment vocation à améliorer et diffuser les meilleurs pratiques des méthodes les plus pertinentes, en tentant le cas échéant de proposer de nouvelles approches, et de nouveaux angles (incluant par exemple l’estimation de l’impact et des traitements potentiels des différentes normes comptables, dont en particulier les IFRS ; l’évaluation des éléments immatériels des entreprises ; l’impact et le traitement des paramètres ESG – Environnement, Social, Gouvernance et de durabilité ; etc.)

Des organismes professionnels représentant des experts impliqués sur le sujet, a l’image de la Société Française des Analystes financiers (SFAF), échangent régulièrement sur les points clefs à creuser / affiner dans le contexte économique et financier mouvementé actuel.

En parallèle, d’autres organismes, a l’image de la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes se consacrent également à développer et diffuser les meilleures pratiques des approches et applications des méthodes d’évaluation des entreprises.

Cette implication enrichissante en particulier pour les praticiens est également illustrée par la participation le cas échéant de praticiens à la fois Commissaires aux Comptes et Analystes financiers à ces groupes de travail.

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